Non classé10 mars 2025Par Patrick LagadecPatrick Lagadec : Sous l’empire des pulsions

Publié sur LinkedIn le 10 mars 2025.

En 1978, un universitaire britannique, Coral Bell, mettait en garde contre la référence dominante à la Crise des Missiles de Cuba pour penser les crises dans le domaine des relations internationales :

“Il est pour le moins malheureux que l’étude des crises internationales ait pris comme point d’appui la crise des missiles de Cuba en 1962, et surtout, en réalité, la perception que l’on en a eue en Occident – et qui a constitué la base de nos réflexions en matière de gestion de crise.

On a tiré de l’épisode l’idée que les crises étaient des jeux à deux partenaires engagés dans une partie d’échecs diplomatiques. Cette crise fut pourtant très atypique.

Il serait plus pertinent de partir d’une crise comme celle de Chypre en 1974 : on découvrirait alors que le modèle à utiliser est beaucoup moins celui du jeu d’échecs que celui du poker, et encore dans sa tradition du Far West, chaque joueur étant prêt à dégainer, sa rapidité à tirer tant plus déterminante que les cartes maîtresses dont il peut disposer.” [1]

On pourrait sans doute émettre l’hypothèse que nous n’en sommes même plus au poker.

Certes, les spécialistes ont raison de tenter de dégager des lignes de force, de tenir compte de grandes dynamiques historiques, de bien se reporter aux écrits et aux dires des acteurs, de dessiner des scénarios du possible, de traquer les signaux émis, d’évaluer les rapports de force, etc.

Mais, dans la situation actuelle, il serait prudent d’ouvrir un autre registre, à l’évidence bien plus difficile à manier : tenir compte de façon tout aussi décisive, des pulsions aussi soudaines que chaotiques d’une partie des acteurs – notamment, à cette heure, en ce qui concerne le président des États-Unis.

Il s’agit alors de tenir pour dimensions déterminantes et structurantes :
– la confusion, viscéralement voulue et mise en scène, comme protection vis-à-vis du réel, et comme arme de déstabilisation de l’adversaire ;
– l’incohérence, tout aussi indispensable à la tenue psychique minimale du joueur ;
– la recherche constante de loosers à humilier et de winners à flatter, pour tenir des angoisses archaïques personnelles irrépressibles ;
– l’exigence radicale de satisfaction immédiate et totale, concernant n’importe quelle idée surgie de nulle part ;
– la normalité de changements de pied radicaux, erratiques, incompréhensibles, permettant au joueur de ne jamais se sentir en difficulté et de toujours changer les règles ;
– le besoin de triomphe permanent en matière d’exposition médiatique, mesure de toute chose, à commencer par la mesure de la grandeur personnelle ;
– l’inaptitude à toute « négociation », l’adversaire devant être réduit à néant en raison du caractère submergeant des pulsions auxquelles rien ne doit résister ;
– la course de plus en plus folle au « n’importe quoi » pour toujours échapper à la confrontation intolérable au réel et entraîner l’adversaire dans l’enfer de la déraison ;
– etc.

Les pulsions viennent de loin et de profond. Elles sont d’une force inouïe. Elles sont à l’image de la complexité psychique qui ne connaît pas de limite en matière de désordre, de mutation permanente, de nécessité d’assouvissement total et instantané.

Bien sûr, ce substrat – primordial – compose avec certains éléments de réalité qui peuvent être un moment perçus, tolérés, incorporés (mais rejetés avec violence débordante à la moindre frustration).

Il faut donc continuer à effectuer le travail d’analyse requis.

Mais quand le règne des pulsions devient le principe primordial de l’action, il ne faut pas se tromper sur les dynamiques à l’oeuvre.

Et des dynamiques de réponse sont à inventer pour naviguer dans ces eaux torrentielles peu
habituelles dans les nobles enceintes plus habituées à des registres maîtrisés.

[1] BELL, Coral M., 1978 : « Decision-making by governments in crisis situations », in D. Frei (ed.)
International Crises and Crisis Management. An East-West Symposium, Praeger Publishers, New York, London, Sydney, Toronto, p.50-58. (p. 50)

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