Publié sur LinkedIn le 9 février 2025.
« Face au Turc, il convient d’avancer avec une extrême prudence entre ces deux voies : lui faire et ne pas lui faire la guerre.
Il convient assurément de ne pas la faire, mais cependant de telle sorte qu’il ne s’imagine pas que nous ne pourrions la faire. Il convient de ne pas la faire afin qu’il ne s’aperçoive pas que nous ne pourrions soutenir une longue guerre […].
Il faut que nous ayons des relations d’amitié avec le roi d’Espagne et avec l’empereur, pour faire croire qu’en cas de nécessité nous serions aidés par ces derniers, et qu’ils uniraient leurs forces aux nôtres […]
De même que, face à l’Espagne et à l’empereur, nous devons nous servir de l’amitié des Turcs » [1]
L’ambassadeur Marino Cavalli au Sénat de Venise (1560)
Le Canada a montré immédiatement les crocs, de façon publique, nette et précise dans son programme de réplique, quand DJ Trump a envoyé son missile à têtes multiples sur les droits de douane, et sa menace réitérée de faire du Canada un simple énième état, lui apportant lebensraum « cet espace sans lequel le Make America Great Again serait inconcevable » (pour adapter le slogan germanique), terres rares, ressources de toutes nature, élargissement de la masse de consommateurs de produits made in USA. Et plus encore, pour les nouveaux Seigneurs du monde, la jouissance viscérale de marquer la puissance, la brutalité, la morgue des milliardaires aux commandes. Le Premier ministre canadien est monté au front – lui-même – et a montré que son pays était prêt. Il n’en restait pas à quelques éléments de langage indiquant que son pays serait bien fâché de voir son voisin du sud déployer des initiatives inconvenantes.
Il a d’emblée précisé les mesures concrètes que prendrait le Canada, et a ouvert un processus de rétorsion par étapes. Sans oublier de mentionner que, pour leur part, les citoyens canadiens sauraient prendre leurs responsabilités dans leurs choix de consommation. Et d’ailleurs, très vite, même lorsque le maître du sud a semblé faire un pas en arrière, au moins momentanément [2], les consommateurs canadiens avaient déjà pris leurs dispositions en se disant désormais hostiles à l’achat de produits américains, notamment ceux en provenance des états républicains.
Et l’Europe ?
On a pu douter de sa détermination, de sa préparation, de sa capacité à exister autrement que par un wait and see compassé… qui se terminerait bientôt en capilotade et capitulation générales, chacun allant bientôt mendier les faveurs du nouveau maître de l’univers. On a pu s’interroger sur la préparation de l’Europe à l’offensive du grand homme et de son acolyte.
Comme si le continent avait été tétanisé par l’offensive sur le Groënland et les gerbes de menaces à têtes multiples sur les « arrières cours » des USA.
Mais on a pu se tromper, faute d’information. Le New York Times vient de publier un article indiquant que l’Europe s’est préparée à cette agression des Etats-Unis sur le front des droits de douanes.
Feb. 8, 2025,
Europe’s Trump Playbook: Offer Carrots but Warn That You Have a Big Stick The European Union’s so-called Trump task force spent 2024 preparing for a possible trade dispute. Specifics are secret, but guiding principles are becoming clear.
Hit specific, politically sensitive sectors — like products made in Republican states — with targeted tariffs meant to inflict maximum pain. Don’t escalate into a tit-for-tat competition if it’s avoidable. Do move quickly and decisively, potentially using new tactics that could hit service providers like big Silicon Valley technology firms.
“We are prepared,” Ursula von der Leyen, the president of the European Commission, said during a news conference this week in Brussels, when asked whether she was ready to fend off tariff increases from the new U.S. administration.
The first idea is that tariffs would most likely be targeted, whether that means placed on certain industries or geography-tied products.
A second idea is to stagger the response, kicking in or ratcheting up retaliation only if certain triggers are met or dates passed.
The third is that responses would not necessarily be tit-for-tat. The E.U. still wants to abide by global trade rules upheld by the World Trade Organization, which could suggest a more surgical approach.
One option on the table is the use of an “anti-coercion instrument,” a relatively new legal framework that would allow the bloc to rapidly target large American service providers — like big technology companies — with tariffs.
In force since 2023, the tool allows the E.U. to use “a wide range of possible countermeasures” like higher customs duties or import limits when another country harms European industry in an attempt to put pressure on the government and bring about political or policy change. The idea is to allow the bloc to respond to manipulative political pressure swiftly and sternly.
They said that moving forward with the tool might be too drastic of an option because Europe’s ultimate goal is not to inflame an all-out trade war.
For now, it is impossible for Europe to solidify a reaction plan. The simple reason: Nobody knows what Mr. Trump is going to do.
That has left Europe offering incentives in an effort to fend off the trade war before it begins. Officials have been clear that they are willing — even poised — to buy more American fuel. Officials are already trying to find a way to diversity their energy sources as the continent weans itself off Russian gas.
“We still get a lot of LNG from Russia, and why not replace it by American LNG,” Ms. von der Leyen said in the days after Mr. Trump was elected, referring to liquefied natural gas.
European officials have also said they are likely to buy more American defense products as they ramp up bloc-wide military spending. Higher military expenditures are, in part, a response to Mr. Trump, who has insisted that European nations spend more on NATO.
And when it comes to Greenland — an autonomous territory of Denmark, an E.U. member, that Mr. Trump wants to annex for its strategic importance — Europeans have emphasized that they are open to investing more in the island.
Above all, European leaders have been trying to remind America of how important the relationship between the E.U. and the United States is, both economically and for global peace.
Est-il possible d’interroger plus avant préparation, posture, action de la partie européenne ?
Certes, nous ne sommes pas dans les secrets de la salle des machines européennes. Mais il n’est pas interdit – sous réserve de prudence – d’ouvrir des questionnements. Comme le ferait une Force de Réflexion Rapide adossée au sommet de la gouvernance européenne.
Posons les questions de référence d’une FRR [3] :
DE QUOI S’AGIT-IL ?
En crise, mais il s’agit ici de bien plus qu’une crise : c’est une rupture (certaine, probable, possible) de la relation transatlantique, il est crucial de qualifier les enjeux.
Il y a bien sûr la dimension « droits de douanes ».
Mais il serait plus approprié de définir bien plus largement la situation.
Il s’agit d’une attaque au lance-flammes, sur tous les registres de la relation USA/Europe :
– Mise au pas technologique, économique, commerciale, fiscale, réglementaire au seul profit des USA.
– Ruptures des alliances, avec la perspective d’un pacte americano-“soviétique” visant à garantir la liberté totale d’action de ces deux empires pour faire ce qu’il veulent dans ce qu’ils définissent unilatéralement comme leur zone d’influence naturelle, quelles que soient les velléités des indigènes assujettis (dans cette ligne, il n’est pas du tout certain que l’article 5 de l’OTAN soit encore de saison, on peut même fortement en douter, et considérer l’OTAN comme aussi méprisé que l’accord de Paris, l’OMS, etc. Finalement l’OTAN serait bien en « mort cérébrale », ou tout au moins en coma dépassé.
– Perspective définitive d’obtenir la dislocation de l’Europe, avec dans un premier temps des faveurs aveuglantes accordées aux premiers pays venant mendier aux pieds du maître de Mar a Lago, ceci pour se servir de ces allégeances dans la stratégie de démantèlement de l’union européenne.
– Rupture et destruction constante de toutes les règles conventionnelles en matière de relations entre « alliés » : brutalité, mépris, diktats, provocations comme mode d’action de référence. La stratégie du choc permanent, qui laisse désorientés les salons diplomatiques, dignes de l’élégance qui put prévaloir lors du Congrès de Vienne.
– Juxtaposition des dynamiques contradictoires : fait-accompli, reculs, confusions, référence à des deals qui ressortent plus d’une logique mafieuse que d’une pratique des affaires, logique « tapis de bombes » pour déstabiliser l’adversaire, hallucinations historiques achevant de décontenancer tout interlocuteur un peu rationnel, jeu constant avec des ruptures de tous ordres pour ne laisser ni répit ni cible bien stable aux ennemis.
Tout ceci est loin de la « crise » entendue comme la confrontation à un événement à haut risque.
C’est bien de rupture fondamentale qu’il s’agit.
QUELS SONT LES PIÈGES ?
En crise, le premier piège est de se tromper dans la cartographie des enjeux. Ici :
– Penser qu’il s’agit seulement d’un problème de droits de douanes.
– Penser que la raison finira par prévaloir si on se montre mesuré et urbain.
– Penser que l’on pourra négocier tranquillement avec « des adultes dans la pièce ».
– Penser que l’on pourra aller chacun cajoler le milliardaire de Mar a Lago et son acolyte soucieux de ses intérêts exclusifs.
– Penser sauver l’essentiel en promettant des achats de GNL : cela sera tenu pour un acquit naturel, mais sans effet sur la guerre engagée et les chapelets de concessions indéfinies à arracher.
– Penser que si l’on achète des F35 cela sera gage de bonne conduite, et assurance vie en cas de conflit avec la Russie (en cas d’affrontement, les USA fourniraient-ils encore les pièces nécessaires à la maintenance de ces engins ? Et quelles surprises pourraient se faire brutalement jour dans l’utilisation de ces bijoux dispendieux si d’aventure les USA livraient à la Russie des informations sensibles sur les vulnérabilités opérationnelles de ces avions réputés furtifs ?).
– Penser que l’on est définitivement inscrit dans la logique imprimée avec furie par les nouveaux maîtres de la Maison Blanche. Certes, il serait dangereux de considérer que le tout pourrait se dégonfler comme par enchantement. Mais, il faut cependant être prêt – aussi – au surgissement de haute surprise de l’alerte latine : « Du Capitole à la Roche tarpéienne il n’y a qu’un pas ». Bien sûr, en l’état actuel des dynamiques gagnantes qui ne cessent de s’affirmer et déferler, la probabilité d’une implosion est quasiment nulle, mais il est des signaux à ne pas manquer : quand le Seigneur du DOGE exige d’obtenir la liste des nouvelles recrues de la CIA et que la liste est transmise sans sécurité particulière… Il pourrait y avoir d’autres non-sens absolus, combinés de façon maligne, notamment avec quelque surprise majeure intérieure ou extérieure.
– Le piège majeur est probablement interne : la propension des États européens à jouer leur propre partition, leur suspicion vis-à-vis de toute perspective opérationnelle nette, leur incapacité à opérer dans l’urgence sur des enjeux cruciaux et immédiats (on en vit le résultat lors des premiers temps du Covid), les « prudences » et atermoiements bureaucratiques et de leadership dès qu’il s’agit de prendre des décisions, la difficulté de constituer une task-force stratégique, et la difficulté plus grande encore de tenir compte de ses réflexions. Avec, en fond de tableau, l’inclination forte de certains États-membres à se tenir en vassaux de l’un ou l’autre des deux grands empires, avec fascination pour les « hommes forts ». Sans oublier que certains grands opérateurs essentiels peuvent aussi avoir déjà rejoint l’autre rive de l’Atlantique et ses charmes financiers [4], comme en son temps l’ex-chancelier allemand avaient rejoint les sirènes sonnantes et trébuchantes russes.
– La liste est loin d’être exhaustive : un autre piège serait de penser que l’on peut circonscrire les enjeux et les traiter un à un, de façon séquentielle. Nous sommes confrontés à de vastes dynamiques de déstabilisation, portées par une hubris viscérale, qui ne saurait se satisfaire d’aucune situation stable, d’aucun deal conclusif.
QUELLES PISTES ?
Il a bien la poursuite patiente des travaux en cours en matière de droits de douanes.
Autres pistes :
– Discerner des surprises majeures qui pourraient apparaître. Il s’agit moins ici de tenter de cerner des signaux faibles que de rechercher des signaux aberrants, des dynamiques masquées dans les angles morts.
– Réfléchir à des initiatives qui, tout en se préservant de la guerre à outrance que l’Europe n’a pas les moyens d’engager, pourraient se mettre au niveau des attaques : sortir des bonnes règles conventionnelles, agir avec vitesse, agir sur toutes les facettes possibles pour désorienter l’analyse, agir avec brutalité.
– Réfléchir à des contre-attaques cette fois clairement « disproportionnées », pour ne pas en rester à des mouvements en retard de phase.
– Réfléchir aux initiatives qui pourraient être prises par les citoyens européens, comme semblent le faire les citoyens canadiens. Il semble que cette dynamique soit déjà avancée en ce qui concerne les Tesla du premier admirateur des nazis qui aspirent au pouvoir en Allemagne.
UN NÉCESSAIRE DISPOSITIF D’AIDE À LA NAVIGATION EN UNIVERS CHAOTIQUE
Pour tenir les questionnements et propositions évoqués, il serait nécessaire qu’existe au plus haut niveau de la Commission une task force établie de façon pérenne, composée de responsables particulièrement bien choisis pour leur compétence et leur inventivité, et formés.
Il serait nécessaire que les dirigeants soient préparés à opérer avec cette task force, même si chacun doit rester dans le périmètre de ses responsabilités.
Le grand défi sera bien sûr de tenter d’exister dans un maelström continental qui répugne à voir l’avancée effective de décisions concrètes. Le pari est que l’existence d’une task force rompue au questionnement hors cadre et en anticipation pourra alléger les peurs générales, et par là limiter les pathologies et impuissances récurrentes.
Annexe
L’Europe confrontée à un problème hors cadre
Retour sur le cas du Covid
Extraits du Journal de bord d’Agnès Buzyn, Journal, Janvier-juin 2020, Flammarion 2023.
Vendredi 24 janvier
p. 119. « Il est déjà 22 heures passées, je parviens à joindre la commissaire européenne à la Santé Stella Kyriakides. Je ne la connais pas, elle est nouvelle à la Commission. Elle est chypriote, psychologue clinicienne de formation et essentiellement connue comme militante européenne de la lutte contre le cancer du sein avant d’être députée dans son pays, et je ne suis pas sûre que les crises sanitaires soient sa compétence principale.
Je lui fais part de mes inquiétudes et lui demande qu’elle coordonne les États sur la réponse à la crise. Elle semble un peu incrédule, elle n’a pas prévu de réunion sur le sujet et me répond qu’elle n’a pas la compétence de convoquer les ministres…
Et d’ajouter que c’est à la présidence croate des pays de l’Union de monter une réunion des ministres de la Santé à Bruxelles. Et que c’est à moi de les appeler. Dont acte.
Je ne connais pas grand-chose aux sujets diplomatiques ni au partage des responsabilités. Il faut que mon équipe se mettre en quête du numéro de téléphone du ministre croate de la Santé, il est 23 heures. »
Samedi 25 janvier
p. 125. « De retour chez moi vers 15 heures, je tourne en rond dans mon salon. J’ai le numéro de portable de mon homologue allemand, le ministre de la Santé Jens Spahn, que je connais bien. 16 heures : Il se montre très surpris et me demande de quelle crise je parle. Je comprends qu’en Allemagne ce sont les experts qui gèrent, pas lui. Il répond : “It’s flu, no ?”… J’ai du mal à le croire, mais il ne semble pas inquiet ni même mobilisé par ce qu’il nomme une “grippe”.
De plus, il me confirme que chaque Land a sa propre façon de faire et prend les décisions indépendamment des autres (aéroports, gestion des cas contact, quarantaine, etc.) Il n’y a pas de coordination nationale de la santé dans son pays. Je lui explique ce que nous avons mis en place, à savoir circonscrire les foyers et isoler les cas contacts à domicile. Il va se renseigner auprès de ses experts et revenir à moi dans la journée.
J’ai la nette impression que ce n’est pas son sujet. En tout cas pas encore. »
Dimanche 26 janvier
p. 131-132. « Dans ce même week-end, je tente une nouvelle fois de mobiliser la commissaire européenne pour discuter de la tenue d’un Conseil des ministres sous la présidence croate.
Même si elle acquiesce sur le fond, elle me fait comprendre à nouveau que ce n’est pas dans ses attributions et me révèle que les autorités allemandes n’en veulent pas. Leur argument serait qu’on a déjà du mal à se mettre d’accord à deux ou à trois… alors à vingt-sept, ils pensent qu’il est inutile d’essayer. C’est donc à moi de faire pression sur les pays européens.
J’appelle immédiatement le ministre de la Santé croate pour le convaincre d’organiser une réunion à Bruxelles mercredi ou jeudi. Son anglais est approximatif et je ne suis pas certaine de tout comprendre, mais il semble qu’il soit y favorable et qu’il va s’y atteler. En revanche, mon collègue allemand Jens Spahn me fait savoir que son pays est furieux qu’on agisse derrière son dos. »
[1] Robert Braunstein & Philippe Delort : Venise, Portrait d’une cité, Ed. du Seuil, Points – Histoire, 1971, pages 119-120.
[2] https://edition.cnn.com/2025/02/07/politics/video/justin-trudeau-hot-mic-trump-canadalead-digvid
[3] Patrick Lagadec : « La Force de réflexion rapide – Aide au pilotage des crises », Préventique-Sécurité, n° 112, Juillet-Août 2010, p. 31-35. https://www.patricklagadec.net/wpcontent/uploads/2021/11/PS112_p31_Lagadec-p.pdf
[4] Le Canard enchaîné, 28 janvier 2025 : « L’ex-patron d’Arianespace subit l’attraction d’Elon Musk », « Jean-Yves Le Gall, ponte du secteur spatial français, sert aussi les intérêts de SpaceX et de Starlink. Ce qui n’empêche pas les industriels tricolores d’accuser leurs voisins allemands et italiens de chercher à couler le développement des fusées européennes. »