A la suite du colloque organisé par SFMC – Société Française de Médecine de Catastrophe, sur la question « RETEX et catastrophes : Comment s’améliorer ? », le 28 Novembre 2024 – Paris, École du Val-de-Grâce. Article publié par « Médecine de Catastrophe – Urgences Collectives », Elsevier, janvier 2025. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1279847924001198?dgcid=author
Depuis des années, la question du Retour d’Expérience fait l’objet de textes et publications multipliés. Ils exposent ce qu’est cet exercice (et ce qu’il n’est pas), à quel point il est utile, les méthodes à suivre pour le réaliser.
Ces plaidoyers sont le plus souvent marqués par un effort pédagogique patient. Et une volonté ardente de convaincre, sur fond difficile à masquer d’irritation en raison de réticences et de blocages. Le domaine reste en effet sous l’empire de la règle énoncée en clair par Sir Humphrey dans la série britannique cinglante Yes Minister (BBC) : « Two basic rules of government: Never look into anything you don’t have to. And never set up an enquiry unless you know in advance what its findings will be. »2 Adage repris il y a peu pour regretter l’évitement post-Covid : “This is the ‘Yes Minister’ approach to a Covid inquiry.” 3
Fort heureusement, on compte aussi des réussites magistrales qui apportent de très nombreux enseignements tant sur les événements que sur les méthodes d’examen.
Je ne vais pas me livrer ici à un énième exposé de ce qui est constamment rappelé. 4 Je vais plutôt flécher quelques dimensions et questions qui me semblent nouvelles et décisives à l’heure où nos crises sont brutalement et globalement projetées dans un univers bouleversé, structurellement marqué par les méga-chocs, les surprises extrêmes, les ruptures et mutations constantes et accélérées.5
Voici donc le retour d’expérience projeté, lui aussi, dans des univers marqués par la complexification exponentielle des difficultés, la profondeur des déchirements, l’aggravation considérable des enjeux, qui appellent de nouvelles réflexions, déterminations et inflexions.
D’où la perspective de cette contribution : comment repenser et réactiver le retour d’expérience pour le mettre en phase avec un monde en basculement.
Blocages d’hier, décuplés aujourd’hui
L’ampleur des crises actuelles, leur portée existentielle, le fait qu’elles appellent à
mobiliser, non plus des schémas et procédures existantes mais à ouvrir des questions jusqu’alors
inédites, ne peut que renforcer massivement les tendances historiques à l’évitement et au refus.
Je me souviens de ma première tentative d’examen ex-post. Il devait porter sur l’incendie explosion de la raffinerie de Feyzin (1966, 18 morts chez les Sapeurs-Pompiers). Quand j’ai tenté d’approcher l’événement en allant consulter le Directeur des Carburants au ministère de l’Industrie, j’ai pu mesurer la force opposée à tout retour d’expérience. Le monsieur ne se souvient de rien, il n’a aucun dossier sur le sujet, et il n’y a aucune trace du fantôme dans les archives du ministère. « Feyzin ? Vous faites allusion à quoi ? » Avec un aplomb qu’il ne s’agirait pas de questionner, il m’assure que le risque industriel n’est pas un problème digne d’intérêt ; il n’y a d’ailleurs pas de sujet, comme le montrent bien les statistiques sur les accidents. Il m’indique que mon idée d’étudier les risques liés à la technologie n’a pas de sens puisque tout est sous contrôle. Il me « suggère » aimablement (mais fermement) d’aller plutôt voir du côté de l’Agriculture. Et, pour ma thèse, de mieux cerner mon objet en prenant le cas d’un champ de betteraves dans le département du Nord. Il fallut passer outre.
Quand le ministère de l’Environnement me confia mission d’aller ausculter le cas de l’explosion gigantesque qui venait de se produire dans une banlieue surpeuplée de Mexico (1984, des milliers de morts), je vis à l’oeuvre la même difficulté. Depuis la salle d’embarquement à CDG, je reçus les dernières exigences de l’Ambassadeur de France au Mexique telles qu’il venait de les signifier au ministère de l’Environnement : « Interdiction de mettre les pieds à l’Ambassade, interdiction d’aller sur le terrain, interdiction de rencontrer des officiels mexicains. » Et l’Ambassadeur demandait même au ministère de m’interdire de quitter la France. Il fallut passer outre. Deux jours après j’étais reçu par le Conseiller spécial du Président de la République du Mexique pour échanger sur le cas ; il me sembla avisé d’informer l’Ambassade, mais il me fut répondu qu’on m’avait bien dit de ne pas me manifester.
Quant au plus grave accident industriel français de l’après-guerre, l’explosion de l’usine AZF (Toulouse, 2001), je ne cesserai d’entendre de toutes parts qu’il aurait fallu un vrai retour d’expérience. Je l’ai suggéré à deux reprises en tête-à-tête avec des préfets que je connaissais bien. Je soulignai sans relâche que, si l’on voulait guérir les cicatrices profondes, une démarche collective innovante devait être engagée. Notamment pour identifier les meilleurs comportements, les meilleures questions à se poser. Les réponses restèrent aussi évasives que négatives. J’ai alors proposé de prendre l’affaire différemment. À partir d’un autre point de vue, qui éviterait la réouverture de dossiers trop douloureux et délicats : « Supposez que, demain, une autre capitale économique régionale en Europe subisse une épreuve de ce type. Qu’est-ce que les responsables et les citoyens de Toulouse auraient à donner comme conseils à partir de leur expérience ? » La proposition ne souleva pas plus d’intérêt.
On objectera qu’il s’agit-là d’histoire ancienne. Non, c’est bien plutôt le sillon culturel dans lequel nos systèmes de gouvernance sont coulés. Lorsque, dans un colloque en Région qui avait pour objet de dessiner un projet de retour d’expérience sur l’épidémie de COVID, la herse fut promptement descendue, en ultime conclusion de la réunion par l’autorité la plus déterminante en Santé publique : « L’État n’a pas failli ». Point final.
Je pourrais multiplier les exemples.
Il faut bien mesurer la profondeur des réticences, et même la terreur, déclenchées par la perspective de revenir sur un épisode qui a pu mettre en difficulté équipes, dispositifs, organisations, sociétés. Surtout, ne pas rouvrir des plaies encore à vif. Surtout, ne pas laisser poindre l’idée que la perfection ne fut pas au-rendez-vous, et que des améliorations seraient envisageables (sauf peut-être en matière d’outils, de tactique opérationnelle si des corps techniques veulent travailler en leur domaine propre). Ne pas risquer de mettre en cause le professionnalisme de quiconque, à commencer par celui des dirigeants. Ne pas alimenter une judiciarisation jugée déjà envahissante. Ne pas risquer de porter atteinte à l’Honneur de quiconque. Et plus encore sans doute : le sentiment à la fois diffus et prégnant que la moindre question pourrait ébranler et faire s’écrouler nos systèmes en réalité trop fragiles pour tolérer une analyse exigeante.
Ces multiples dimensions risquent fort de s’affirmer toujours davantage dans un monde qui projette nos organisations dans le hors échelle, le hors norme, l’inconnu, la peur du chaos, la recherche expéditive de bouc émissaires. Telle est, aujourd’hui, le premier défi à relever, plus difficile encore qu’hier.
Avec le risque de voir la communication masquer le refus d’action. Selon la loi de Sir Humphrey, toujours aussi incisif : “It is the law of Inverse Relevance: the less you intend to do about something, the more you have to keep talking about it.” 6 (Yes Minister, BBC)
Réussites d’hier, pour inspirer les dynamiques à lancer
J’ai aussi connu le meilleur en matière de retour d’expérience. Et il est utile de discerner les facteurs qui ont compté pour engager des dynamiques gagnantes, pour mieux énoncer les exigences d’aujourd’hui.
Un des exemples les plus marquants fut la démarche d’examen engagée avec EDF sur le cas de la tempête de glace qui conduisit à la destruction en profondeur du réseau électrique du Québec (comme de l’Ontario) en janvier 1998. Quand je suggérai à Jean-Pierre Bourdier, Directeur du Développement durable d’EDF, d’aller à l’écoute de l’expérience vécue par HydroQuébec et les parties prenantes de la Province, il dit instantanément son intérêt. Dès la fin de la période critique, une mission se rendit à Montréal sous son impulsion et son autorité pour recueillir le plus grand nombre d’enseignements sur les surprises, les difficultés, les recommandations à retenir. La leçon la plus cruciale sans doute : « Nous avions une organisation pour répondre à des panne. Il s’agissait de la destruction du réseau ». Les vraies crises, les plus grands défis sont bien dans la destruction des références. Et la nécessité de reconstruire les cartographies de lecture, la qualification des enjeux, l’articulation des entités les plus concernées, l’adhésion du plus grand nombre. Une dizaine d’autres réflexions structurantes purent encore être retenues, touchant à toutes les dimensions de l’épisode. Moins de deux années plus tard, les tempêtes Lothar et Martin (décembre 1999) frappèrent la France et, comme le souligna Jean-Pierre Bourdier qui fut le pilote immédiat et central de la réponse d’EDF, l’entreprise put puiser directement dans les enseignements essentiels recueillis à Montréal. Et cela s’avéra déterminant.
Quelques années plus tard, ce fut la même réactivité positive que je rencontrai quand je suggérai à Pierre Béroux, alors responsable de la maîtrise des risques à EDF, d’aller examiner comment les réseaux vitaux avaient vécu le choc de l’ouragan Katrina. Ce fut la même réactivité instantanée et positive quand nous avons, avec Xavier Guilhou, sollicité Aéroport de Paris (Jean-Pierre Roche, alors en charge des risques et des crises), le préfet Christian Frémont (alors préfet de la zone Sud), l’Amiral chef d’état-major de la Marine nationale. En trente minutes, tous les feux verts étaient réunis, la mission était montée et bientôt engagée. Loin des atermoiements et autres fins de non-recevoir coutumiers. Je n’oublie pas la réponse de Christian Frémont quand je lui demandai quels types d’enseignements l’intéressait le plus : « Ramenez tout ce que vous pourrez ». Ouverture, engagement, dépassement.
Ce furent les mêmes dynamiques quand Air France demanda un retour d’expérience sur la gestion du détournement de l’Airbus d’Alger fin décembre 1994. Quand EDF et ADP se conjuguèrent pour un retour d’expérience du SRAS à Toronto (2003). Quand ADP engagea une mission à Londres pour examiner l’épisode de la menace terroriste sur l’ensemble de vols transatlantiques en 2006 et la réponse de l’aéroport d’Heathrow à cette irruption phénoménale de complexité comme d’inconnu.
Ce furent les mêmes volontés et initiatives quand, autour des années 2000, notamment sous la houlette du préfet Frémont, alors directeur de l’Administration au ministère de l’Intérieur, nous avons monté des séminaires pour les préfets sur le thème générique : « Nouvelles crises, Nouvelles attitudes ». Chaque préfet était visité avant le séminaire, pour voir avec lui ce qu’il pourrait apporter à ses collègues en matière d’enseignements ex-post sur telle ou telle crise qu’il avait vécue. Quelles surprises ? Quelles difficultés ? Quels pilotages ? Quels enseignements ? Et Christian Frémont alla de l’avant en montant des séminaires sur thème spécifique – notamment avec tous les préfets ayant affronté les tempêtes de 1999.
De ces multiples expériences (on pourrait en citer d’autres), retenons : des dirigeants solides, qui ne sont pas effrayés par la perspective d’une initiative ; une réactivité instantanée ; une dynamique positive pour construire un projet hardi ; une ouverture à d’autres acteurs pour élargir le questionnement et le recueil d’enseignements ; l’inscription dans une démarche continue et inventive d’amélioration.
Dans un monde marqué par les turbulences de haute intensité, la plongée dans la profusion d’acteurs, les dissociations de plus en plus marquée des tissus sociétaux, il va falloir consolider avec force ces lignes de progrès. Jusqu’à faire de l’évitement comme du refus (plus ou moins masqué) des marques d’insuffisance, ou même de faute professionnelle.
La barrière des compétences préalables, nouvelle donne aujourd’hui Il faut poser comme règle fondamentale que des personnes, des organisations, des systèmes insuffisamment préparés ne peuvent que difficilement tolérer un retour d’expérience.
Car, si l’incompétence est trop marquée, tout examen conduit à des diagnostics qui sont autant de mises en cause – précisément ce que la méthode se donne pour règle d’éviter.
Il faut ici se souvenir que l’aéronautique a été le creuset historique de la démarche. Voici un domaine où les opérateurs dans le cockpit sont solidement formés, entraînés, rompus aux exercices sur simulateurs. Dès lors, les retours d’expérience visent avant tout à détecter des combinaisons improbables de pièges complexes et non des défauts manifestes de compétence de base. On n’imagine pas un commandant de bord nommé à son poste pour la simple raison qu’il est un bon ami du président, que le co-pilote a été aux abonnés absents à tous les contrôles, que le contrôleur aérien en charge du vol était plus avisé sur les courses de chevaux que sur la sécurité aéronautique, que le personnel de cabine jouait aux cartes pendant la phase la plus délicate du vol, et que les passagers furent privés de toute information et de toute préparation au motif qu’il ne faut surtout pas inquiéter.
Un retour d’expérience n’est pas envisageable sur un système trop mal préparé. Je me souviens d’un exercice dans un grand groupe : le jour J, le Directeur des crises était absent. Il avait posé ses congés six mois auparavant, dès la fixation de la date de l’exercice. Pour le retour d’expérience sur la simulation, le Cabinet de la présidence décida de ne pas informer le Directeur des crises au motif que ce serait plus productif sans lui. Je m’interrogeai sur ce qui avait pu motiver et pouvait justifier qu’un profil pareil puisse être confirmé à un poste aussi sensible. En cas de crise réelle et grave, aucune précaution méthodologique n’aurait pu éviter de graves mises en cause. Je pourrais multiplier les exemples de situations à ce point ahurissantes : le responsable d’astreinte qui refuse de venir au siège au moment d’un épisode sévère, mais se précipite pour faire savoir, de chez lui, à quel point son organisation est déficiente ; des responsables qui refusent de libérer la salle réservée au traitement des crises ; un dirigeant qui, à l’éclatement d’une alerte grave, refuse que la salle de crise soit utilisée au motif qu’il manque un des acteurs de la crise – et tout le monde se retrouve dans un petit bureau totalement inadapté, etc.
Bref : un diagnostic préalable de compétences peut rapidement faire connaître qu’il sera possible ou inimaginable d’engager un retour d’expérience dans l’esprit qui doit être le sien.
Ce principe de base prend une dimension singulièrement plus importante désormais. Car les systèmes sont maintenant confrontés à des situations qui appelleraient des préparations et des entraînements à la hauteur des crises actuelles. Or, précisément, nos cultures de préparation à la gestion de crise restent largement dans le domaine des crises d’hier ou d’avant-hier. Comme on l’a dit, nous sommes convoqués sur des événements de plus en plus hors cadre, marqués par l’inconnu, la plongée dans des foisonnements d’acteurs, des tensions, des enjeux de plus en plus déroutants. On le vit bien sur le cas de Katrina. Le pilotage stratégique resta totalement impuissant aussi longtemps que l’Amiral Thad Allen ne fut pas nommé en charge du chaos et sut apporter la lecture qui changeait tout et permettait de s’attaquer au problème : « Ceci n’est pas un cyclone, c’est une arme de destruction massive – sans dimension criminelle ». 7
Tel est le défi actuel : refonder la compréhension des crises, la préparation des acteurs, à la hauteur de ce que sont les crises désormais. À défaut, l’échec sera au rendez-vous, et la sévérité des déroutes ne permettra pas de lancer quelque retour d’expérience.
Nouvelle donne stratégique, nouvelles exigences pour le RETEX
Les crises qui déferlent sont d’abord des défis d’ordre stratégique et méta-organisationnel.
Bien sûr, la compétence des services opérationnels, la coordination entre ces services, la communication au fil de l’événement, restent des facteurs importants.
Mais le plus décisif est maintenant au niveau du pilotage stratégique : là où doivent se construire les lectures fondamentales des enjeux, les visions qui peuvent ancrer la réponse, les modalités à dessiner et les énergies à impulser pour faciliter les interactions organisationnelles – bien au-delà des limites habituellement considérées pour penser les cartes d’acteurs. Cela suppose des dirigeants et cercles de direction spécifiquement formés et préparés, testés et entraînés, pour opérer, non plus en surplomb des réponses d’urgence, mais au coeur de toute la dynamique de réflexion et de réponse. Être apte à naviguer dans l’inconnu et le chaotique devient une exigence pour exercer une fonction de leadership dans les crises d’aujourd’hui.
Bien des auteurs ont tenté de marquer les lignes forces à consolider. Patrick Weil : « Gouverner, c’est savoir réagir à des situations imprévues avec des solutions inédites. » 8 Ralf Stacey : « Dans les univers en mutation, la véritable mission des responsables est de traiter la non-prédictibilité, l’instabilité, le non-sens et le désordre. » 9 Il faut avoir la lucidité de constater que, bien souvent, le gouffre à franchir est formidable.
Là aussi, des auteurs ont alerté. Barbara Kellerman dans “The End of Leadership” : « L’administration américaine et le secteur privé connaissent un quasi-effondrement de leur capacité à mettre en oeuvre, de façon créative et collaborative, des politiques en mesure de
traiter les problèmes les plus cruciaux du pays. »10 Joshua Cooper Ramo dans “L’Âge de l’impensable” : “Nous entrons dans une ère révolutionnaire. Et ce avec des idées, des dirigeants et des institutions appartenant à un monde révolu. […] Ces dirigeants sont incapables de se confronter à cette rupture brutale. Il leur manque le langage, la créativité et l’esprit révolutionnaire que notre époque exige.”11
Nous avons besoin à cette heure de préparations très nouvelles pour permettre aux dirigeants d’opérer dans ces univers de ruptures. Le Préfet Gilles Sanson le disait avec force dans son rapport sur les tempêtes de 1999 qui avaient mis à genoux les réseaux du pays : « Face
à des réalités qui peuvent être mouvantes, empreintes de fortes incertitudes, où les problèmes de communication sont critiques, les moyens d’information et de commandement défaillants, les modes d’action habituels inadaptés, les responsables doivent avoir été eux-mêmes, autant que faire se peut, préalablement formés à intervenir dans ce type de situation de rupture. » 12
Il nous faut aussi oeuvrer à institutionnaliser de nouveaux dispositifs d’aide à la décision. Car il est impossible de laisser les dirigeants, seuls, face à turbulences de très haute intensité. C’est ce que nous ne cessons de préconiser en soulignant qu’un plateau de crise doit comporter en son sein une Force de Réflexion Rapide, seule en mesure – car les opérationnels n’ont pas le loisir de le faire – d’ouvrir des questions, des perspectives, des propositions novatrices, à la mesure des défis nouveaux posés par les déferlements de difficultés. 13
C’est à partir de ce constat de décrochage, et de cette exigence de préparation, qu’il nous faut forger des modes de RETEX adaptés au pilotage stratégique en situation de rupture. Un certain nombre de repères ont déjà été posés. 14
On peut les dépasser pour embrasser d’autres dimensions désormais de plus en plus déterminantes.
Comment les directions ont-elles été appuyées par les cercles d’expertise quand elles ont été confrontées non plus seulement à l’incertitude mais bien à l’inconnu ? Comment ont-elles pu stimuler la production d’une expertise hors cadres ?
Comment les directions ont-elles pu naviguer dans des univers d’acteurs déchirés, marqués par la perte de crédibilité, de légitimité, des instances en charge ?
Comment les directions ont-elles pu se hisser à la hauteur des défis posés en termes de vitesse, de rythme, de mutation des événements et des dynamiques de propagation ?
Ces sauts dans d’autres univers que ceux de la gestion intra-organisationnelle en univers globalement stabilisé invitent à ouvrir de nouvelles perspectives pour le retour d’expérience.
En plus de ce que l’on fait habituellement en matière d’écart par rapport aux exigences connues, il devient nécessaire de s’interroger sur les surprises et les sorties majeures des domaines de référence ; sur les problèmes inédits rencontrés ; sur les capacités et énergies d’invention que l’on a pu mettre en oeuvre ou simplement pointer comme à travailler pour le futur.
Autant de nouvelles dimensions pour un retour d’expérience dans un monde en basculement.
Se former pour conduire des RETEX adaptés aux temps chaotiques
Le tableau que l’on vient d’esquisser est d’une complexité foisonnante. Y inscrire des initiatives et des engagements de retour d’expérience va supposer des avancées majeures. Dans la définition des objectifs particuliers à assigner à la mission RETEX, car il est exclu, moins encore qu’hier, de viser l’exhaustivité. Dans la préparation des analystes, car l’amateurisme serait définitivement disqualifiant, et dangereux. Cela va supposer d’abord une grande humilité des équipes en charge de réfléchir aux épisodes examinés. Et une préparation particulière pour s’approcher, interroger, des univers de pilotage aussi complexes, surprenants, contre-intuitifs que ceux qui ne cessent de se développer à haute vitesse.
Il serait heureux de lancer des formations pour les personnes appelées à engager, préciser, et conduire ces auscultations en pays inconnu. Le plus important est de les préparer elles-mêmes à sortir de leur zone de confort et de leurs modèles de référence, à dépasser les quelques cas qu’elles ont pu travailler, à se projeter elles-aussi dans les exigences de l’invention. À défaut, les analystes risqueraient fort de compenser leur désarroi devant tant de complexité par une arrogance bien malvenue quand il s’agit d’aller au-delà des connaissances acquises et de s’engager dans des explorations créatrices.
Conclusion
Les « bonnes pratiques » en matière de retour d’expérience restent à appliquer et entretenir : la perte des compétences acquises (ou encore mal intégrées) est toujours un risque à garder à l’esprit. Mais la période de haute turbulence dans laquelle sont plongées nos
organisations et nos sociétés appelle à ouvrir de nouveaux chapitres en termes de visée comme de méthode. Cela va exiger de nouvelles déterminations, pour que la course à la compétence ne soit pas perdue. De nouvelles compétences en pilotage des crises de haute intensité, pour que l’examen ex-post ne soit pas intolérable en raison de défaillances trop disqualifiantes. De nouvelles dimensions d’examen, tout particulièrement en ce qui concerne le pilotage stratégique du fait que les défis les plus cruciaux seront bien à cet échelon des directions.
L’analyse devra se déporter de la recherche des écarts avec les modalités de référence vers l’auscultation des défis jusque-là inédits qu’il a fallu traiter et des inventions précieuses qui ont pu être mises en oeuvre. Le retour d’expérience, lui aussi, est à inventer.
Enfin, il va falloir singulièrement accélérer le rythme habituel. Vu l’accélération des chocs et mutations, une course de vitesse est engagée entre nos aptitudes et les défis à traiter. Il faut se souvenir des travaux du stratège militaire William Boyd pendant la guerre de Corée. Il avait remarqué que les Américains, qui disposaient pourtant d’avions bien supérieurs à ceux des Chinois, perdaient leurs engagements. Il comprit la raison de ces échecs : les Chinois étaient bien plus rapides dans leurs retours d’expérience. Désormais, dans la confrontation à l’inédit foisonnant, cette question du rythme d’apprentissage devient essentielle. La réticence doit vraiment laisser place à l’engagement créatif déterminé.
1 Patrick Lagadec est Directeur de recherche honoraire à l’École polytechnique.
2 Lynn J, Jay A. The Complete Yes Minister, BBC Books,1986-1987, p. 453.
3 https://www.irishtimes.com/opinion/2024/11/06/this-is-the-yes-minister-approach-to-a-covid-inquiry/
4 Dans le lien internet de l’article suivant, on trouvera un cadrage, et une bibliographie portant à la fois sur les méthodes et des analyses de cas : Lagadec P, Langlois M. Ne pas rater le retour d’expérience,
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/23-04-2020.pdf
publié dans : Hirsch E (ed). Pandémie 2020 – Éthique, Société, Politique, Paris, Cerf, 2020, p. 793-800.
5 Lagadec P. Sociétés déboussolées – Ouvrir de nouvelles routes, Ste Luce sur Loire, Persée, 2023.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2024/10/TEXTE-FINAL-11469-Int-2.pdf
Lagadec P. La sécurité civile plongée dans la haute intensité – Un saut de paradigme et de pratiques, 2024.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2024/11/La-securite-civile-plongee-dans-la-haute-intensiteun-
saut-de-paradigme-et-de-pratiques.pdf
6 Lynn J, Jay A. op. cit., p. 21.
7 Allen, T. Hurricane Katrina: framing the issue – A weapon of mass destruction without criminal dimension, video-taped communication to Hans De Smet, Department of Economics, Management & Leadership, Royal Military Academy, Brussels, 2008.
8 Weil P. Tournons-nous vers le Québec et le Canada pour régler la question catalane, Le Monde, 1er novembre 2017.
9 Stacey R. Strategic Management and Organizational Dynamics, London, Pitman, 1996, p. XX.
10 Kellerman B. The End of Leadership, New York, Harper Collins, 2012, p. xix.
11 Cooper Ramo J. The Age of the Unthinkable: Why the New World Disorder Constantly Surprises Us and What We Can Do About It, Little, New York, Brown and Company, 2009, p. 20-21.
12 Premier Ministre: Évaluation des dispositifs de secours et d’intervention mis en oeuvre à l’occasion des tempêtes des 26 et 28 décembre 1999, Rapport d’étape de la mission interministérielle, juillet 2000, p. 38. [reprenant une audition de l’auteur par la mission].
13 Lagadec P. La Force de réflexion rapide – Aide au pilotage des crises, Préventique-Sécurité, n° 112, Juillet-Août 2010, p. 31-35. https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/PS112_p31_Lagadec-p.pdf
14 Lagadec P. Audit des capacités de gestion de crise – À l’heure des nouveaux défis, Préventique Sécurité, n°117, Mai-Juin 2011, pages 30-35 https://www.patricklagadec.net/wpcontent/
uploads/2021/11/PS117_p30_Lagadec-p.pdf
Lagadec P. New audits for new challenges, Crisis Response Journal, Vol. 7, Issue 1, pages 26-28, June 2011.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/026-027.crj7_.1.Lagadec.pdf