Nous voici entrés dans l’ère des mégachocs et crises hors-cadre. Bien sûr, beaucoup peut et doit être fait en consolidant les schémas et pratiques connues, ce qui représente déjà un formidable défi. Mais il faut bien mesurer que le nouvel état du monde – entre chaos climatique, bouleversements et failles technologiques, risques sanitaires ou cyber, tensions internes et externes, etc. – nous contraint aussi à ouvrir un nouvel espace de réflexion, préparation et action pour la sécurité civile et la sécurité nationale.
S’il fallait résumer d’un trait, on pourrait dire qu’il nous faut passer d’une culture de réponse à une culture de questionnement :
• Il ne suffit plus de consolider les meilleures réponses et de s’entraîner à les mobiliser rapidement, en terrain d’urgence et d’incertitude.
• Il faut accepter d’ouvrir l’univers des questions, à commencer par les questions que l’on ne s’est pas posées ou que l’on ne sait pas poser, et cela en terrain de risque existentiel et d’inconnu.
Consolidations toujours nécessaires…
À juste raison, on s’efforce, de consolider nos compétences opérationnelles dans tous les domaines que doit couvrir la sécurité civile, de l’anticipation à l’intervention, en passant par l’information ; d’appeler constamment à une meilleure coordination de tous les acteurs de l’urgence ; de susciter une implication toujours plus forte des municipalités ; d’informer, de former, de mobiliser les citoyens en renforçant une culture du risque adaptée et partagée ; de plaider pour des retours d’expérience à chaque accident et catastrophe ; d’organiser des exercices toujours plus proches des difficultés à traiter et avec un nombre croissant d’acteurs ; d’explorer les nouveaux défis qui émergent, qu’il s’agisse d’accroissement quantitatif des menaces, des fréquences ; de travailler sur les questions qui surgissent comme l’IA, le cyber, les menaces hybrides dans un monde marqué par une conflictualité interne et externe de plus en plus aiguisée…
Chacun ressent la nécessité de progresser sur tous ces tableaux pour répondre de mieux en mieux aux accidents et aux catastrophes. Colloques, Congrès – dans nombre de pays – partagent expériences, connaissances et perspectives pour mieux armer nos sociétés face aux épisodes qui déferlent aujourd’hui plus qu’hier.
Tous ces efforts sont d’une indiscutable nécessité, et doivent être d’autant plus soutenus que nous sommes sous l’empire de l’urgence. Mais il nous faut prendre le défi par un autre bout. Il n’est pas suffisant de progresser sur chaque front connu en complétant nos compétences et nos pratiques.
… Ruptures, nouvelles donnes
Il nous faut prendre un sérieux recul pour reformuler le tableau de fond qui tend à entamer, voire à pulvériser, nos références fondamentales. Des ancrages « naturels », masqués par nos visions, nos habitudes, nos expériences conventionnelles. Même si tous les accidents ne sortent pas de l’épure connue, de nouvelles conditions générales tendent à s’imposer de plus en plus vite et de plus en plus généralement. Évoquons rapidement les ruptures à l’œuvre en pointant des hypothèses classiques, et les nouvelles donnes à prendre désormais en considération :
• Phénomène géographiquement isolé : il sort des limites convenues (tout le pays est touché).
• Intervention d’appui depuis un extérieur non affecté : il n’y a plus d’extérieur non touché.
• Moyens dimensionnés : ils sont largement sous-dimensionnés.
• On devait prévenir le risque “d’effets domino” : il n’est plus question “d’effet domino” selon des lignes de propagation particulières aisées à anticiper et cartographier, mais des phénomènes de diffraction-désagrégation systémique.
• On devait traiter un phénomène spécifique, “tout étant égal par ailleurs” : il faut désormais très souvent faire face à des “polycrises”, toutes diverses, simultanées, débordantes.
• L’urgence appelait une bonne vitesse de réaction : nous voici dans l’hypervitesse qui surclasse nos rythmes de référence, même les meilleurs.
• On disposait d’une expertise de base solide, certes confrontée à l’incertitude : l’incertitude laisse place à l’inconnu – les paradigmes scientifiques mobilisables ne sont plus adaptés.
• Il fallait mobiliser au mieux les réponses connues : voici la confrontation à un univers de questions, largement inédites. « Ce n’est pas que l’on n’a pas les réponses, c’est que l’on ne sait même pas quelles questions se poser ».
• Il fallait opérer sur une cartographie d’acteurs essentiels répertoriés : on passe à des cartes d’acteurs inconnues, en mutation permanente et accélérée.
• Le plus crucial était la coordination de capacités opérationnelles : le plus décisif se place désormais au niveau du pilotage stratégique : les clés de voûte des organisations deviennent cruciales, là précisément où les implications et les préparations sont très généralement les moins fortes (il ne s’agit plus de s’assurer que coordination des opérationnels et information des populations fonctionnent bien, mais de donner des perspectives nécessairement inventives, et d’impulser des dynamiques qui fassent sens et refondent la solidarité).
• Il s’agissait de délivrer une information rapide sur ce que l’on sait et ce que l’on fait : on passe à l’exigence de réinvention du sens, des grammaires d’action et d’une information dans l’inconnu. Les repères cardinaux de la communication de crise sont à repenser, d’autant qu’elle est à exercer dans un univers de plus en plus atomisé, balkanisé, tiré par la tyrannie de l’émotion et du sentiment de conspiration.
• Il était entendu que la puissance publique avait des moyens robustes pour pouvoir apporter les supports nécessaires aux intervenants, notamment en matière d’équipement ; et une solidarité nationale indéfectible pour l’après-catastrophe ; il était entendu que le secteur de l’assurance pouvait jouer avec efficacité sa partition. Voici que les méga-chocs s’inscrivent sur fond de grande fragilité financière des États, voire de faillite en suspens ; voici que la gravité et la fréquence des chocs mettent les principes
fondateurs de l’assurance en limite de rupture.
• Il s’agissait de consolider au mieux des ensembles humains traumatisés : il s’agit d’opérer au sein d’ensembles humains globalement très fragilisés, marqués par un rapport à la rationalité de plus en plus dégradé, des désaffiliations en expansion, un rejet latent du principe de représentation comme de délégation. L’événement percute ainsi un système prêt à perdre ses ancrages comme ses textures.
Réinvention, impulsions, préparations
Nul n’a la carte. Elle n’existe d’ailleurs pas. Mais des pistes sont à ouvrir et des initiatives à engager. Peut-on suggérer quelques points de départ et de visée ?
• Nouvelle carte de référence. À côté des trajectoires de progrès déjà connues, exposées et travaillées à chaque colloque et congrès… mettre clairement à l’ordre du jour ces ruptures et les défis qu’elles posent. Ceci en fond de tableau général prompt à s’imposer dans toutes les grandes situations d’urgence (et même les “petites”…). Non pas seulement “à la marge” mais comme nouvelles donnes, appelant de toutes nouvelles visions, logiques stratégiques et perspectives opérationnelles.
• Pilotage stratégique. Le plus décisif, quand les modèles sont aux limites, est de mobiliser de façon nouvelle les étages décisionnels les plus élevés. Pour les préparer à exercer leurs missions, d’une importance existentielle. Ce qui suppose une révolution dans la préparation, l’organisation, la culture des dirigeants. Et non plus seulement des étages opérationnels.
• Aide au pilotage. Il faut inscrire de nouvelles organisations dans nos centres de crise, sous la forme notamment de “Force de Réflexion Rapide” qui doivent apporter un appui crucial dans le questionnement, la qualification, les mises en garde, l’anticipation, les propositions, quand les repères les plus essentiels sont perdus.
• Nouveaux entraînements. À côté de la préparation des professions de l’urgence permettant à chacun de mobiliser et d’ajuster au mieux les réponses connues, il convient de penser et de développer des pratiques de préparation en phase avec les nouvelles donnes de plus en plus pressantes.
• Nouvelle donne sociétale. À côté des efforts nécessaires visant à rendre le citoyen acteur premier de sa sécurité, un travail immense est à penser et mettre en œuvre pour affronter collectivement le défi de la désespérance, de l’implosion, de l’engloutissement des volontés. Cela suppose de partir du citoyen, en construisant du sens collectif et des points d’appui pour l’heure impensés.
• Colloques et Congrès : à côté des traditionnelles tables-rondes permettant de faire mieux connaître des situations d’urgence récentes, ouvrir des sessions décalées où la consigne donnée aux intervenants est du type : « Les questions pour lesquelles vous n’avez pas de réponse ; vos pistes de travail de fond ; vos propositions pour l’immédiat en attendant mieux. » Modalités : des interventions très courtes (5 minutes) ; avec sollicitation de l’auditoire appelé à rebondir (non pas “vos réponses”, mais “vos questions les plus complexes”).
• Études : engager des travaux et recherches (thèses et programmes) sur les hypothèses fondatrices possiblement touchées et les nouveaux repères.
• Séminaires de travail et exercices sur la haute intensité : passer de l’entraînement à appliquer les meilleures réponses disponibles à la préparation et à l’invention en matière de vision, de qualification, d’idées créatrices, de combinaisons d’impulsions, de co-construction avec de très nombreux acteurs, le plus souvent hors-cadre ; et pistes pour des modalités opérationnelles innovantes.
• RETEX : mobiliser des équipes préparées au questionnement hors-cadre pour travailler sur cas nationaux et internationaux posant des questions inédites.
• Interaction forte avec les opérateurs d’importance vitale : en partant des préoccupations, capacités, questionnements, visions nouvelles des OIV, qu’il s’agit de considérer comme des acteurs essentiels (et non plus dans le sillage des autorités publiques). Ce qui suppose, là aussi, des préparations au niveau stratégique (COMEX, CODIR), et non des seules directions de sécurité ou informatiques.
• Veille innovante : sur les surprises et émergences, combinaisons d’émergences et de surprises, posant questions inédites, floues, inquiétantes.
• Benchmarking : engager des rapprochements innovants entre acteurs, secteurs, à l’échelle nationale et internationale pour partager les questionnements, visions, perspectives, initiatives, modalités opérationnelles innovantes.
Quelques références
Patrick Lagadec :
– “La Gestion de crise en trois saisons”, publié sur LinkedIn le 22 juillet 2024.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2024/08/La-Gestion-de-crise-en-trois-saisons.pdf
– “Société déboussolée – Ouvrir de nouvelles routes”, Persée, 2023.
– “Le Temps de l’invention – Femmes et Hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique”, Éditions Préventique, 2019.
http://patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/10/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf
– “Quelques messages clés”, Audition par la mission d’information de l’Assemblée Nationale sur les capacités d’anticipation et d’adaptation de notre modèle de protection et de sécurité civiles, 15 février 2024.
https://www.patricklagadec.net/patrick-lagadec-quelques-messages-cles-audition-par-la-mission-dinformation-de-lassemblee-nationale-sur-les-capacites-danticipation-et-dadaptat/
– “La Force de réflexion rapide – Aide au pilotage des crises”, Préventique-Sécurité, n° 112, Juillet-Août 2010, p. 31-35.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/PS112_p31_Lagadec-p.pdf
– “L’expertise aux prises avec l’extrême”, dans le dossier « Expertise et décision », dossier établi par Hubert Seillan, Préventique, n° 127, Janvier-février 2013, pages 21-23.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/Prev127_p21_Dossier-Lagadec-p.pdf
“Crisis Leadership Mapping the way for senior executives”, in Crisis Response Journal, Volume 6, issue 3, November 2010, p. 40-43.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/040-043_crj6_3_leadership_crisis.pdf
“Pilotage des crises – Feuille de route pour les dirigeants”, Préventique-Sécurité, n° 113, Septembre-Octobre 2010, p. 37- 42.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/PS113_p37_Lagadec-p.pdf
“Le citoyen dans les crises – Nouvelles donnes, nouvelles pistes », Préventique-Sécurité, n° 115, Janvier-Février 2011, p. 25-31.”
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/PS115_p25_Lagadec-p.pdf
Avec Matthieu Langlois :
– “Ne pas rater le retour d’expérience”, in Emmanuel Hirsch (dir.), Pandémie 2020. Éthique, société, politique, 2021, Éditions du Cerf.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/23-04-2020.pdf
– “Business Discontinuity”, Crisis Response Journal, CRJ 17:2, June 2022, pp. 38-40.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2022/05/PatrickLagadecMatthieuLanglois-2.pdf