Non classé12 octobre 2023Par Patrick LagadecANGLES MORTS ET ENFONCEMENTS STRATÉGIQUES

Le texte de Samy Cohen dans le Monde de ce jour (« Les failles du renseignement israélien sont le reflet d’une faillite stratégique », Le Monde, 11 octobre 2023) ouvre des pistes d’analyses intéressantes, qui seront travaillées pendant des années pour tenter de comprendre les ressorts de la tragédie.

Ajoutons une réflexion qui vaut pour toutes les crises actuelles qui, de plus en plus, prennent par le travers nos cartes mentales, nos dispositifs, nos meilleurs protocoles de réponse.

Dans un monde de surprises de haute intensité, il est d’une importance existentielle de conduire dans la durée une auscultation approfondie des angles morts, des hypothèses spontanées et cachées – qui masquent les vulnérabilités les plus importantes.

  • Quelles questions n’avons-nous pas posées ?
  • Quelles questions ne sauraient être tolérées ?
  • Quels scénarios viendraient mettre en échec l’ensemble de nos cartes mentales ?
  • Quelles accumulations d’évitements, d’interdits, construisent un tableau de haute vulnérabilité ?

Par-delà la tragédie actuelle, par-delà la barbarie, institutions et organisations doivent sans retard intégrer cette exigence : s’interroger en permanence sur les visions, à commencer par les évidences installées, qui ouvrent la voie à des échecs majeurs.

Il est un test déterminant : si une question provoque instantanément la mise à l’écart de celui qui la pose, au prétexte qu’il va affoler le dirigeant, qu’il va écorner une règle de lecture qui ne saurait être discutée… il est urgent de sonner le tocsin.

Le grand défi actuellement est d’institutionnaliser, notamment sous la forme de l’installation d’une Force de Réflexion Rapide auprès des directions exécutives, une culture du questionnement.

Cela suppose des innovations décisives, des préparations repensée des acteurs – et fondamentalement un saut décisif : ne pas être bien plus paralysé par l’idée de faire une place stratégique au questionnement que par l’assurance d’enfoncements et de déroutes d’importance existentielle. C’est pour aider à faire cette mutation cruciale que j’ai publié Sociétés Déboussolées – Ouvrir de nouvelles routes.

Il convient d’agir avec vigueur, et sans délai, avant que l’accumulation de revers majeurs, impensables pour qui ne pense qu’à travers des prismes dépassés, ne vienne détruire ce qu’il reste de confiance, dissoudre les énergies et les volontés, enfermer les collectivités humaines dans la tragédie, le pacte avec le mortifère et la capitulation.

 

Retour sur la guerre de 1973

« Manifestement, il y eut là un échec des services de renseignement, mais l’erreur de jugement n’était pas le privilège des organisme spécialisés. Chaque responsable politique connaissait tous les faits […]. Le plan d’attaque général avait été assez bien compris […]. Ce que personne n’avait saisi – ni les producteurs ni les consommateurs de renseignements – c’était que les Arabes allaient mettre ce plan en œuvre. La conception que nous avions de la rationalité nous empêchait de prendre au sérieux l’idée que quelqu’un allait déclencher une guerre impossible à gagner, pour restaurer le respect de soi de son peuple. Nous n’avions pas les moyens de nous prémunir contre nos idées préconçues ou celle de nos alliés.

Ce qui illustre notre idée fixe de façon spectaculaire, c’est le cours des événements du 5 octobre. Nous avions appris à notre réveil, ce jour-là, que l’Union soviétique rapatriait depuis vingt-quatre heures, grâce à un pont aérien, toutes les familles de ses ressortissants résidant en Égypte et en Syrie. Seuls paraissaient pourtant demeurer sur place les conseillers techniques et militaires. Il est impossible aujourd’hui de comprendre pourquoi cette nouvelle fut si mal interprétée. […]

La faille était d’ordre intellectuel ; elle n’avait rien à voir avec bonne marche des services. Le
5 octobre au plus tard, lorsque nous fûmes avertis du fait que l’Union soviétique évacuait ses
ressortissants résidant au Moyen-Orient, nous aurions dû savoir que de grands événements
étaient imminents. Nous avions accepté sans esprit critique les appréciations israéliennes selon
lesquelles il s’agissait soit d’une « crise dans les relations entre l’Égypte et la Syrie », soit
d’une « estimation des Soviétiques sur la possibilité de l’ouverture d’hostilités au MoyenOrient ». Mais le seul danger d’hostilités prévu par nous résidait dans « le cycle des actions et
des représailles », chacun craignant que l’adversaire soit sur le point de passer à l’attaque.

Certes, il y avait des questions qui ne demandaient qu’à être posées pour nous conduire au cœur du sujet. Mais personne ne les posa, pas même moi, et c’est ce qui semble rétrospectivement inexplicable. Quelle crise pouvait survenir dans les relations soviéto-arabes impliquant simultanément l’Égypte et la Syrie ? Pourquoi les Soviétiques évacuaient-ils les familles, mais non les conseillers, si la crise était politique ? Pourquoi avaient-ils organisé un pont aérien s’ils n’étaient pas limités par le temps ? Et cette limite pouvait-elle être autre chose que la date fixée pour le début des hostilités ? L’hypothèse des Israéliens, selon laquelle les Soviétiques redoutaient peut-être le déclenchement d’une guerre, aurait dû arrêter notre regard. Car, en y réfléchissant, il nous serait apparu clairement que les Soviétiques ne pouvaient craindre une attaque israélienne. Si cela avait été le cas, ils auraient poussé de hauts cris à Washington pour obtenir que nous dissuadions Israël d’agir, et ils y auraient peut-être ajouté des menaces publiques. Si les Soviétiques évacuaient les familles parce qu’ils craignaient une guerre, ils devaient bien se douter que celle-ci serait déclenchées par les Arabes.

Les responsables politiques ne peuvent s’abriter derrière leurs analystes quand ils n’ont pas compris l’essentiel d’une affaire. Ils ne peuvent jamais avoir tous les faits en leur possession, mais ils ont le devoir de poser les questions adéquates. Tel fut notre véritable échec, en cette
veille de guerre au Moyen-Orient. Nous en étions venus à trop de complaisance envers nos propres présomption. Nous savions tout, mais ne comprenions pas suffisamment les faits. Et c’est aux plus hautes autorités – y compris moi-même – qu’incombe la responsabilité de cette erreur. »

Extraits de :
Henry Kissinger, « Les Années orageuses », Fayard, 1982, pages 530-538

Télécharger le PDF