Non classé30 janvier 2025Par Patrick LagadecPatrick Lagadec : Destination… Fiascos

Publié sur LinkedIn, 30 janvier 2025

Les juges et l’assassin – L’enquête secrète au coeur du pouvoir(Flammarion, 2025).

Gérard Davet et Fabrice L’homme sont parvenus à pénétrer au coeur de « l’enquête secrète » de la CJR sur la gestion du COVID par l’Exécutif – et plus précisément par le Premier ministre et les deux ministres de la Santé successivement en charge. Une “Gorge profonde” leur a permis de prendre connaissance du million de pages du dossier judiciaire – le “Graal” (p. 14) théoriquement inaccessible (p. 16). Et ils parviennent à publier leur livre avant que les juges n’arrivent au terme de leur mission.

Ils posent leurs questions clés d’entrée: « Comment, malgré tous ces documents officiels rédigés avant l’irruption du virus, a-t-on pu comptabiliser autant de morts ? Que s’est-il vraiment passé ? Pourquoi l’exécutif n’a-t-il pas su réagir à temps, dès les premières semaines de la crise ? Le bilan humain aurait-il pu/dû être moins lourd ? » (p. 11) .

Page après page, en suivant les investigations des juges, le narratif des auteurs porte le lecteur à la stupéfaction (p. 11) et une colère tenace – comment les aveuglements, la myopie, les refus, les conflits, les évitements, les décisions et non-décisions que le dossier veut décrypter, ont pu conduire à un tel bilan de 170 000 morts ? Le balayage effectué, à partir du labourage obstiné des trois magistrats (complété par des entretiens), tente de parvenir à cerner des responsabilités et fixer des fautes individuelles au sein de l’Exécutif français.

Mais, en fin de marathon, une impression domine : on n’y arrive pas. On ne parvient pas à attribuer de façon précise et spécifique, complète et indiscutable, les fautes que l’on s’est donné pour objectif de reprocher aux trois dirigeants visés. Comme si, fondamentalement, la démarche et l’outil, n’étaient pas bien adaptés à l’objet en cause.

Laissons à la Justice (puisqu’il serait illusoire d’espérer un Retour d’Expérience de haute ambition, exercice d’une tout autre inspiration) le soin de conduire son investigation sur ce cas du Covid.

Faisons un pas de côté.

Déjà une observation : qui travaille depuis des décennies sur les crises et leur pilotage ne partage pas la stupéfaction qui transpire à chaque page. Pour emprunter le mot de Charles Perrow (Normal accidents, 1984), on pourrait parler de « Normal Defeats ». Notre système, nos références, nos réflexes, nos préparations, ne nous permettaient guère de faire bonne figure sur crise de cette nature.

Interrogeons-nous sur nos limites fondamentales, non dans cette crise particulière du Covid, mais, de façon plus générique, sur nos aptitudes face aux risques et aux crises de notre temps.
C’est là l’enjeu crucial pour l’avenir. Si l’on n’est pas en phase avec les défis qu’il nous faut relever, le prix à payer – en hécatombes humaines, en effondrements économiques, en anéantissement de la confiance – sera incommensurable.

Quand les crises sortent de nos “domaines de vol”…

Nos visions, démarches, outils, sont pensés et calibrés pour des objets bien délimités, des risques d’accidents bien identifiés, connus, isolés ; et donc avec des enjeux de responsabilité bien clairs, univoques, attribuables. Il suffit dès lors de décortiquer les situations pour voir comment ont été appliquées ou non les règles de bonne conduite, ce qui conduit à dresser le tableau des écarts, des négligences, des fautes.

Or, sur tous les fronts – climat, santé, société, économie, finance, technologie, éducation, géostratégie… – nos sociétés sont percutées par des chocs violents, de plus en plus nombreux et imposants, qui bouleversent la vie des citoyens, mettent l’expertise en grande difficulté, laissent les dirigeants sans cartes ni boussoles.

Il ne s’agit plus de « l’accident », de la « catastrophe » qui vient frapper un ensemble humain particulier. Nous sortons de cette épure bien délimitée, bien cadrée par nos visions, nos plans, nos schémas et dispositifs de « gestion de crise ». Le cas « Tylenol » (1982) qui fut à la racine de nos études, modèles, préconisations de gestion et de communication de crise ne peut plus être pris comme référence fondamentale. Les crises sont sorties de leur lit originel. Nos visions, nos outils sont sortis de leur « domaine de vol », comme on le dit pour un aéronef qui n’a pas été conçu pour la situation dans laquelle il se trouve projeté.

La difficulté « racine » est que la perspective de devoir sortir de notre univers de référence – une connaissance claire des risques, et des réponses à disposition en cas de crise – est le plus souvent intolérable. Et qui ose ouvrir une brèche dans nos Lignes Maginot le fait à ses dépens. On pourra se reporter à mon livre, Le Continent des imprévus, 2015 [1] pour voir la constance de cette loi d’airain. Un seul exemple, mais on pourrait en citer des listes : J’avais été invité par le préfet de zone à Marseille pour faire un exposé lors du comité de défense de la zone Sud (réunion annuelle pour les préfets). J’interviens sur le thème : « Pilotage de crise : quelles ruptures créatrices ? ». J’ai à peine entamé mon exposé que le haut fonctionnaire de défense du ministère de l’Équipement, « descendu » à Marseille pour l’occasion, se fait un devoir d’interrompre en panique mon intervention : « Je ne laisserai pas ce discours se poursuivre ; moi, je suis optimiste, les choses sont sous contrôle en France !» Je dois donc stopper net en milieu de phrase. Au cocktail qui suit, mon cher haut fonctionnaire de défense vient me confier en a parte : « Vous aviez raison, mais on ne peut tout de même pas laisser dire des choses pareilles devant des préfets ! »

En partant de cette constante, on peut mieux comprendre les difficultés de la gestion du Covid.

1. Les Masques. Tout était en ordre puisqu’il avait été décidé que les hôpitaux devaient se préoccuper de cette question. Et les médecins devaient bien sûr avoir prévu leurs propres besoins. Comment faire comprendre qu’une décision n’a de sens que si celui qui la prend se préoccupe de son application ? Il est plus simple de partir du principe que c’est résolu. Poser question est déjà une transgression difficilement tolérable. Mais il y a plus déterminant : personne ne posa la question d’une nécessité de masques en population générale, et dans un moment où il ne serait plus possible de s’approvisionner à l’étranger, tous les pays étant également en pénurie. On peut imaginer les risques que prendrait quiconque s’il lui venait à l’idée d’interroger tous les acteurs sur cette question inédite, donc déplacée, d’un besoin de masques en population générale. Il ne reste plus qu’à faire de la prestidigitation de plus en acrobatique et suicidaire en matière de communication, pour expliquer finalement que les masques c’est inutile et même dangereux.

2. Les alertes.
Quand Agnès Buzyn sent bien que la situation va échapper et tente de mobiliser, elle ne rencontre que le vide au niveau européen, le vide au niveau gouvernemental.
Et d’ailleurs, l’OMS n’a encore rien lancé comme alerte, cqfd (alors que cette non alerte aurait dû être prise comme un signal très fort de crise mal engagée). Exit les lanceurs d’alerte, fussent ils ministres, il faut attendre des « preuves », ce qui, en matière d’épidémie peut poser quelque problème…

3. La contamination.
Là aussi, une Ligne Maginot radicale. La contamination se fait par les mains, et par les surfaces – point. Il n’est pas question de contamination aéroportée. On avait déjà connu le fiasco sur ce sujet aux Etats-Unis à propos d’Ebola (2014). Or, même si les surfaces n’ont jamais été aussi bien nettoyées dans le pays, il fallut tout de même susurrer comme on put que l’aérosol était le problème majeur. Mais comment faire tolérer qu’il est nécessaire, et vital, de travailler une question aussi déterminante, et dès lors de passer en terrain inconnu ?

4. La Cellule Interministérielle de Crise.
Certes, la CIC n’a pas été déclenchée en temps et en heure. Mais quelle est la préparation précise de ses membres à travailler sur des scénarios « impensés » ? Quelle est la préparation générale à comprendre que désormais les crises fusent très vite vers le systémique, et donc que l’idée classique de « Lead Ministry » n’est plus de saison ? (ici : le cas doit rester sous l’empire de la Santé jusqu’à ce que la situation échappe totalement).

5. Les puissants courants extérieurs à l’Exécutif.
Il n’est pas possible de passer sous silence la mobilisation de tant d’experts si prompts à venir sur les plateaux pour clamer que c’était une simple « grippette ». Il n’est pas possible non plus de minorer les prises de position de personnalités politiques très influentes qui se sont dressées contre l’idée d’un report des élections municipales – report qualifié de déni de démocratie. Cela n’empêche pas bien sûr de reprocher à l’Exécutif le maintien de ces élections. Une insuffisance générale à la préparation aux situations hors-cadre ne peut que favoriser ces blocages. Qui deviennent des facteurs encore plus aigus quand des personnalités hautes en couleur, courtisées avec gourmandise par les médias et nombre de politiques, et remarquablement relayées par des réseaux sociaux chauffés à blanc, lancent leurs certitudes et anathèmes avec violence et menaces. Faute de préparation, il reste à louvoyer dans ces courants délétères, ce qui conduit bientôt au fossé.

6. Retour d’expérience. Quant à l’après-crise, il n’a pas été possible d’engager un retour d’expérience de grande ambition. Lorsqu’avec Matthieu LANGLOIS à Lyon nous avons souligné l’importance d’un RETEX à la hauteur des événements, le plus haut responsable à la tribune s’inscrivit dans le registre de l’épisode de Marseille rappelé précédemment : « L’État n’a pas failli ». [2] C’est ainsi que l’on met bien en place les conditions d’une suite de fiascos… ordinaires.

[1] https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/10/Lagadec-Le-Continent.pdf
[2] PL : Le retour d’expérience dans un monde en basculement, Article publié par « Médecine de Catastrophe – Urgences Collectives », Elsevier.
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1279847924001198?dgcid=author

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