Les pathologies de repli et de fuite ne peuvent rester l’ultime horizon. Alors, comment penser ce nouveau monde, pour y naviguer autrement qu’à l’aveugle et sur un mode suicidaire ? Et quels dispositifs mettre en place pour ne pas être les jouets des dynamiques désormais à l’œuvre ?
SAUT DE VISION
Il nous faut d’abord consentir à reconnaître une rupture dans l’ordre de notre monde de référence. Nous basculons dans l’effervescent, le mutant, l’inconnu, le chaotique. Un monde qui ne peut plus être pensé dans la cartographie cartésienne ; qui ne répond plus aux logiques gaussiennes, linéaires. Le monde globalement stabilisé, certes sujet à soubresauts éventuellement majeurs, mais isolés, connus et sous garantie naturelle de retour à l’équilibre, n’est plus. Le désordre était à la marge ; l’ordre devient accidentel. Et la vitesse s’impose comme facteur de sidération. Comme le disait Didier Tabuteau à propos de l’affaire du sang contaminé : « Il y avait 20 verrous; quand le premier a lâché, les 20 ont sauté, instantanément”. [1]
Le saut à franchir est certes imposant. Comme l’écrit Joshua Cooper Ramo, “We are entering, in short, a revolutionary age. And we are doing so with ideas, leaders, and institutions that are better suited for a world now several centuries behind us. […] Too many of our leaders […] lack the language, creativity, and revolutionary spirit our moment demands. […] We’ve left our future largely in the hands of people whose single characteristic is that they are bewildered by the present.” [2]
La première exigence est là : ouvrir nos œillères pour « penser différemment ». Ne pas fuir instantanément toute question non conforme, ne pas excommunier tout messager du non-conforme. Mais au contraire faire une place, au moins une petite place, à des hypothèses, des lignes de raisonnement « sauvages ».
DISPOSITIFS D’APPUI
Il est bien sûr nécessaire de garder le contrôle sur tout ce qui fonctionne et doit fonctionner de façon nominale, pour ne pas sombrer dans le chaos général en ajoutant soi-même du désordre au désordre. Il ne s’agit pas de forcer les organisations à se mettre globalement en mode barbare.
Et il est des points d’ancrage qu’il faut absolument protéger et vivifier.
Mais il est nécessaire d’instituer dans nos organisations des dispositifs qui auront plus particulièrement la charge de penser autrement, de préparer les esprits et les aptitudes afin que les surgissements « impensables » puissent être traités.
Ces dispositifs devront jouir d’une autonomie certaine, être en lien direct avec le sommet de l’organisation, et bénéficier de la bienveillance des dirigeants.
Ainsi, l’exploration du « sauvage » pourra être possible, encouragée, tout en évitant de confronter tous les membres de l’organisation aux questions les plus inconfortables.
Bien sûr, ces petites entités devront être constituées de personnes non seulement volontaires, mais encore stimulées par la confrontation à l’inconnu et l’exigence de créativité hors paradigme usuel.
Ces groupes devront être entraînés pour pouvoir jouer pleinement leur rôle.
De même, les dirigeants devront eux-mêmes être pleinement engagés dans ces dynamiques : dans les situations de rupture, c’est bien à leur niveau que les enjeux décisionnels seront les plus complexes, les plus délicats, les plus décisifs.
L’expérience montre qu’un effort relativement limité dans cette direction apporte des avantages considérables quand les tempêtes se déclenchent.
ÉLÉMENTS DE MÉTHODE
Comment engager le travail ? Quelques préconisations :
– Cerner les scénarios tendanciels… et construire des scénarios prenant le contre-pied de ces perspectives.
– Cerner les référents fondamentaux… et les inverser.
– Cerner les acteurs clés… et penser pertes brutales de légitimités, et irruptions d’acteurs hors champs.
– Cerner des “impossibilités”… et les tenir pour des possibles.
– Cerner les consensus les moins discutables… et les faire sauter.
– Cerner les mécanismes de protection les plus naturels… et se demander comment ils pourraient tous tomber d’un coup.
– Cerner les mécanismes d’alerte… et se demander comment ils pourraient rester aveugles en cas de signaux atypiques.
– S’entraîner à regarder sur les marges, là où naissent les ruptures.
– Cerner les variables dormantes susceptibles d’émerger brutalement (ce qui était perçu comme “normal” devient soudain inacceptable.
– Rechercher des sources d’information non conventionnelles.
– Se rapprocher d’acteurs non conventionnels.
– Se mettre régulièrement à l’écoute de signaux étranges pour lesquels ne sont pas calibrés les capteurs à disposition.
– Mettre en commun les sensations, les étonnements diffus, travailler sur les convergences d’intuitions.
– Se porter sur des terrains de ruptures pour aiguiser la capacité de questionnement, d’étonnement, et d’inventivité.
ÉLÉMENTS DE PILOTAGE
Quelques principes-guides peuvent être suggérés :
– Un principe de prudence : désormais, tout dossier doit aussi être approché avec à l’esprit la possibilité de déclenchement de dynamiques de rupture surprenantes.
– Un principe de vigilance : des moyens doivent être consacrés à la recherche de signaux, non pas “faibles” mais “aberrants” afin que l’on soit en mesure de détecter des dynamiques de rupture.
– Un principe d’anticipation positive et volontaire : on s’interrogera sur les ruptures à engager soi-même. Il s’agit d’ouvrir des questions, et des routes, avant que toutes les portes de sortie ne se ferment.
– Un principe d’accompagnement : en cas de déferlement de dynamiques de rupture, il s’agit plus d’injecter du sens et du questionnement que des chiffres et des réponses techniques ; d’ouvrir des perspectives que de rabâcher les repères habituels.
– Un principe de sauvegarde : on veillera à protéger le système de l’irrémédiable. On évitera les embardées irréfléchies. Des initiatives décisives sont souvent nécessaires, mais on ne doit pas jouer sans discernement avec les Rubicons.
[1] Patrick Lagadec avec Janek Rayer : “Des crises aux ruptures : se mettre en condition de réussite”, Administration, Juin 1997.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/descrisesauxruptures.pdf
[2] Joshua Cooper Ramo : The Age of the Unthinkable: Why the New World Disorder Constantly Surprises Us and What We Can Do About It. New York, Little, Brown and Company, 2009, p. 8 et 9.